A l’heure où les rues s’enflamment et où les couleurs saturent, un extrait d’un bouquin publié en 1962…
… »Arthur Brown était comme tout le monde, il n’aimait pas le lundi. Il était policier, accessoirement Noir, et il vivait dans un ghetto non loin du poste de police. Il avait une femme nommée Caroline, une fille nommée Connie, et habitait un appartement de quatre pièces dans un vieil immeuble fatigué… Il se leva, sans bruit pour ne pas réveiller Caroline. C’était un grand homme massif, avec des cheveux noirs ras, des yeux bruns et un teint marron foncé. Il avait été docker avant d’entrer dans la police et en avait gardé des muscles puissants. Torse nu, en pantalon de pyjama, il laissa Caroline pelotonnée dans la veste de pyjama trop grande pour elle, et alla à la cuisine, où il mit une bouilloire d’eau à chauffer. Il brancha la radio en sourdine pour écouter les informations tout en se rasant. Des émeutes racistes au Congo. Des manifestations ségrégationnistes dans le Sud. L’apartheid en Afrique du Sud.
Il se demanda pourquoi il était noir.
Il se le demandait souvent, distraitement, et sans avoir vraiment conscience d’être noir. C’était ça le plus étrange. Quand Arthur Brown se regardait dans la glace, il se voyait lui. Il savait qu’il était noir, bien sûr. Mais il était aussi démocrate, inspecteur, mari, père, lecteur du New York Times – il était un tas de choses. Alors il se demandait aussi pourquoi – vu qu’il était un tas de choses différentes – les gens voyaient en lui Arthur Brown, Noir, et pas Arthur Brown, inspecteur, ou Arthur Brown, mari, ou n’importe lequel des autres Arthur Brown, qui n’avaient aucun rapport avec le fait qu’il fût de couleur noire. Ce n’était pas un concept simple, et Brown ne le résumait pas en ces termes simples à la Shakespeare-Shylock que le monde avait largement dépassés.
Quand Brown se regardait dans la glace, il voyait un individu.
C’était le monde qui avait décidé que cet individu était un Noir. Il n’était pas commode d’être cet individu, parce que cela l’obligeait à vivre la vie que le monde lui imposait, et que lui – Arthur Brown – n’aurait sans doute pas choisie. Lui, Arthur Brown, ne voyait pas un Noir, ou un Blanc, ou un Jaune, ou un Vert quand il se regardait dans la glace.
Il voyait Arthur Brown.
Il se voyait, lui, et personne d’autre.
Mais le concept homme blanc-homme noir venait en surimpression sur cette image, un concept qui existait et qu’il était bien obligé d’accepter. Il devenait un individu forcé de jouer un rôle compliqué. Il se regardait et voyait Arthur Brown, homme. Il ne voulait pas être autre chose. Il ne désirait aucunement être blanc. De fait, sa belle peau sombre et chaude lui plaisait bien. Il ne désirait en aucune façon coucher avec une blonde à la peau laiteuse. Il avait entendu affirmer par des amis de couleur que les Blancs ont des sexes plus volumineux que les Noirs, mais il ne le croyait pas et ne les enviaient pas. Il avait souffert des préjugés, plus ou moins, depuis qu’il était en âge de comprendre ce qu’on disait, mais l’intolérance ne l’avait jamais mis en rage – il était simplement perplexe.
Arthur Brown acheva de se raser, puis il s’habilla sans bruit, but un jus d’orange et du café, embrassa sa fille endormie dans son berceau, éveilla Caroline pour lui dire qu’il partait travailler, et se rendit dans le quartier où Joseph Weschsler avait eu sa quincaillerie. »
Nous sommes loin de la politique et de la philosophie dans ce « polar » !
Il est vrai, écrit par un des maîtres du genre : Ed Mac Bain. On dirait que depuis 1962, ça n’a pas beaucoup changé…
Le dément à lunettes – Lady, lady, I did it – traduction de Louis Saurin
Éditions Presses de la Cité – collection Classiques du roman policier – 1962
extraits du chapitre 8 – pages 91, 92, 93
Ed Mac Bain, de son vrai nom Salvatore Lombino, est un écrivain américain, né le 15 octobre 1926 à New York. Il est mort le 6 juillet 2005 chez lui dans le Connecticut à l’âge de 78 ans. Sous le pseudonyme Ed McBain, il est l’auteur des aventures du 87ème district (commissariat 87) qui l’ont rendu célèbre. Il utilise également les pseudonymes Evan Hunter, Richard Marsten, Hunt Collins, Curt Cannon et Ezra Hannon. Wikipédia
Shylock est l’un des personnages les plus marquants du Marchand de Venise de William Shakespeare. Il y tient le rôle d’un riche usurier juif, pratiquant des taux déraisonnables et acharné dans le recouvrement de ses créances.